Introduction du Livre d'Or des Annales
A nos Lecteurs
Nous célébrons aujourd'hui le dixième anniversaire de la fondation des Annales politiques et littéraires. Ce n'est point à nous qu'il convient de vanter les mérites de cette œuvre et l'éclat de son succès. Nous pouvons cependant, sans pécher contre la modestie, constater l'influence qu'elle a exercée sur le mouvement de la presse périodique contemporaine, et la place qu'elle a conquise dans les sympathies de la bourgeoisie française.
Il y a dix ans, nous ne possédions pas, à proprement parler, de journaux de famille. Tandis que, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, pullulaient les magazines, ces encyclopédies familières, qui apportent chaque semaine aux grands et aux petits une moisson de lectures instructives et plaisantes, nous en étions réduits, en France, à feuilleter des journaux illustrés trop dépourvus de littérature, ou des revues savantes et indigestes, ou des gazettes légères qu'on ne pouvait sans péril laisser traîner dans toutes les mains. Mais le vrai journal populaire, honnête et sérieux, l'ami du foyer, la ressource des longues veillées d'hiver, — ce journal n'avait pas encore été créé.
Nous nous sommes efforcés de combler cette lacune. Nous avons voulu que, par son prix modeste, notre publication pût pénétrer dans tous les logis; que, par sa moralité, elle pût passer sous tous les yeux; que, par la variété de sa rédaction, elle pût satisfaire à tous les goûts. Dès les premiers jours, notre intention fut comprise, et le public accourut à notre appel. Chaque année, régulièrement, cinq ou six mille nouveaux souscripteurs vinrent grossir le chiffre de nos abonnés... Aujourd'hui, ce chiffre dépasse soixante mille. Il continue de s'accroître... Nous sommes heureux et fiers de ce résultat inespéré...
Comme il arrive toujours, la prospérité de notre entreprise a suscité de nombreuses concurrences.
Depuis dix ans, des centaines de revues ont poussé sur le pavé de Paris. Les unes, visiblement calquées sur les Annales, ont vivoté péniblement et se sont éteintes; d'autres ont eu des destinées plus prospères.
Aucune, jusqu'à présent, n'a compromis ni enrayé notre développement. Qu'il me soit permis de remercier nos lecteurs de l'attachement qu'ils nous ont montré, du zèle avec lequel ils ont organisé, autour d'eux, la propagande. C'est à leur concours, plus encore qu'à nos efforts personnels, que la Revue est redevable de sa prompte réussite..
Je me suis engagé à placer en tête du Livre d'Or, l'« Histoire d'un numéro des Annales ». Je dois tenir ma promesse. N'espérez pas, au moins, que j'aille vous révéler de gros secrets. L'art de faire un journal ressemble à l'art de faire un bon plat. Il s'agit d'employer des viandes irréprochables, de bien lier la sauce et d'y joindre quelques épices qui en relèvent le goût. Si vous trouvez l'assimilation trop vulgaire, je m'en vais vous bailler une autre comparaison.....
Je m'entretenais récemment avec un exquis poète, qui joint, au talent d'écrire d'excellents vers, celui de recevoir superbement ses amis. Il donne des dîners qui sont célèbres, tant par la succulence de la chère, que par le choix des convives. Lorsqu'on a le bonheur d'être son hôte, on revient charmé des grâces de son hospitalité. On a divinement bu, mangé, et causé; on a devisé gaiement avec ses voisins de table, qui sont toujours de charmants voisins... La soirée s'est écoulée comme un rêve.
Et comme je demandais à mon ami le poète, grâce à quel talisman il parvenait à rendre sa maison si délicieuse, comment il savait éviter l'aigreur doucereuse des repas académiques et la pompe glaciale des repas officiels, par quel miracle il arrivait à réunir un certain nombre d'hommes d'esprit qui jamais ne se disaient de choses désagréables, il laissa tomber de ses lèvres ce mémorable discours:
— Ne croyez pas (me dit-il) que je m'en remette au hasard dans le recrutement de mes invités; que je convie indifféremment le même soir le chroniqueur E..., l'immortel C..., le dramaturge P..., le gros banquier R..., le ministre S..., le romancier Z..., et que je les jette pêle-mêle dans ma salle à manger. Je laisse aux ignorants et aux parvenus cette façon déplorable de procéder... Je prends mille précautions pour éviter les conflits d'intérêts et de caractères. J'étudie le plan de ma table comme un stratégiste étudie son plan de bataille. Je sais d'avance où je placerai l'état-major, la cavalerie, le génie, et les simples fantassins qui forment le gros de la troupe. Dans un dîner bien ordonné, les fantassins sont ceux qui écoutent, les cavaliers ceux qui parlent. Ils se complètent mutuellement. Un dîner sans cavaliers serait terne; un dîner sans fantassins manquerait de bonhomie. Vous n'ignorez point l'histoire de cet agent de change, qui avait eu l'idée d'assembler chez lui trois causeurs incomparables: Dumas père, Méry et Théophile Gautier. Il s'apprêtait à admirer un prodigieux tournoi d'éloquence. Contre l'attente générale, le tournoi fut ordinaire. Méry craignait d'offusquer Dumas en prenant trop d'importance; Dumas ne tenait pas à marcher sur les brisées de Méry; Théophile Gautier était de mauvaise humeur, car il se. sentait dévisagé par des yeux remplis de curiosité. Tous trois étaient gênés, parce qu'ils avaient conscience d'être des hommes célèbres en représentation, et non des amis qui venaient partager le brouet d'un camarade... Je mets tous mes soins à éviter cet écueil, je veille à ce que la plus franche cordialité anime mes petites fêtes, je tiens à ce que chacun s'y amuse, c'est-à-dire y puisse briller pour son propre compte, sans nuire au succès d'autrui. En d'autres termes, je considère mes dîners comme autant de symphonies où chaque convive apporte son instrument, donne sa note personnelle, et contribue, sans presque s'en douter, à l'harmonie de l'ensemble...
L'aimable poète, qui me parlait ainsi, me donnait, à son insu, une très bonne leçon de journalisme. Il en va d'un numéro de Revue, comme d'un repas bien ordonné. C'est un concert qui, sous peine d'engendrer la monotonie, doit être incessamment varié. Il y faut un peu de tout: du doux, du grave, du sérieux, du badin, du romanesque, du caustique, du sentimental. La chronique y doit coudoyer la critique littéraire, la nouvelle y doit côtoyer la poésie, la fantaisie y doit alterner avec la science... Et ces matières si diverses doivent être unies ensemble par un lien commun, I'actualité, qui est le principe fondamental de la presse d'aujourd'hui. Le public veut savoir ce qui se passe. Contentons son désir, mais tâchons de le contenter avec élégance, avec agrément, et remplaçons la dépêche télégraphique, laconique et brutale, par des articles spirituels et bien tournés.....
Tel est l'idéal que nous poursuivons. Si nous ne le réalisons qu'incomplètement, c'est, hélas ! que la perfection n'est pas de ce monde... Du moins, nous appliquons-nous à en approcher le plus possible... Et nous espérons, dans l'avenir, arriver encore à le serrer de plus près.....
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