VICTOR FOURNEL: Né à Cheppy, près de Varennes, en 1829. S'est distingué à la fois dans les travaux d'érudition et dans la chronique littéraire. Principaux ouvrages: les « Contemporains de Molière », la « Prise de la Bastille », « Etudes sur le théâtre classique », « Esquisses et Croquis parisiens ». Collabore aux journaux suivants: la « Gazette de France », le « Correspondant », le « Monde Illustre ».
Autographe :
Cher Monsieur, je suis comme les peuples heureux, qui n'ont point d'histoire. Ma biographie tiendrait tout entière dans la liste de mes livres et de mes principaux articles. Il est vrai qu'elle est longue, beaucoup trop, je le reconnais; mais, s'il faut plaider les circonstances atténuantes, songez qu'il y a longtemps déjà que j'aurais pu célébrer mes noces d'argent avec la littérature et que j'ai toujours vécu en laborieux solitaire, allant de mon cabinet de travail à la Bibliothèque et revenant de la Bibliothèque à mon. cabinet de travail. Un ancien a écrit d'avance monépitaphe, avec une légère variante : Domum mansit, articulos fecit.
Comment je suis entré dans les lettres ? — Par une porte dérobée et sans faire semblant de rien. Mes parents me destinaientà l'Université: N'ayant jamais vécu qu'avec les livres, je ne semblais guère propreà autre chose, car en province dans ces temps lointains où l'on ne connaissait pas encore les 195 éditions des romans de M. Ohnet, la littérature n'était pas une de ces professions classées dont on pût causer en famille. Après avoir cueilli mon diplôme de licencié ès-lettres, j'adressai
donc une demande d'emploi au ministère de l'instruction publique. — Entre parenthèses, elle y est encore, sans avoir jamais reçu une réponse quelconque, bien qu'elle fût convenablement apostillée, et peut-être que j'apprendrai, l'un de ces jours, ma nomination
au collège de Pontarlier. Ma demande une fois faite et ma conscience ainsi en repos, il s'agissait de charmer les loisirs de l'attente. Je n'écrivais
alors qu'en vers, et je méprisais même un peu les gens qui s'abaissentà faire de la prose autrement que pour demander leurs pantoufles. Je pris donc ma plus belle pièce, et l'adressai à M Louis de Cormenin, qui venait de fonder la Revue de Paris avec MM. Laurent-Pichat et Maxime du Camp : c'était le début d'une œuvre plus symbolique encore que celle du poète Durand dans Musset, et qui portait pour titre la Tragédie humaine, — oui, tout simplement! Le fils de Timon lut mes alexandrins jusqu'au bout, avec une conscience admirable, les trouva chevillés, et me conseilla de lui envoyer de la prose. Je fus un peu humilié, mais je lui en envoyai, je lui en envoyai même beaucoup, et elle passa. Quinze jours après, les yeux nageant dans la gloire, je me promenais au Luxembourg, avec le numéro de la Revue sous le bras, un peu étonné de ne pas éblouir les passants aux rayons de mon auréole.
Ce premier article, qui devait être suivi de tant d'autres, s'appelle les Artistes nomades, et parut le 1er avril 1854. Il a été le point de départ de mon livre de début: Ce qu'on voit dans les rues de Paris. Par un scrupule de pudeur dont je me suis défait, et pour ne point commettre ma future position universitaire, j'avais légèrement modifié mon nom à la signature. Dans une lettre à un jeune écrivain, le Père Lacordaire s'élève avec vivacité contre le pseudonyme littéraire : « Quand on ne peut pas mettre son nom au bas d'un écrit, dit-il, c'est le signe infaillible qu'on ne devait pas l'écrire et qu'on ne doit pas le publier. » L'illustre moine en parle à son aise, et l'on voit qu'il n'était pas homme de lettres, sans quoi il ne se fût pas exprimé avec cette intransigeance, et il eût compris qu'on peut parfois cacher son visage, sans avoir la moindre intention de déguiser son âme et sa pensée. Comme à tout homme qui a beaucoup écrit, il m'est arrivé de me servir d'un masque, d'ailleurs transparent: je ne crois pas qu'on m'accuse jamais de l'avoir fait pour renier mes opinions, ou même pour prendre des libertés avec elles.
Recevez, etc.
Victor Fournel.