Nous avons
vu précédemment que, du temps même
des Montgolfier, on avait songé à construire des
aérostats munis de propulseurs qui devaient donner au
navire aérien la faculté de fendre l'air, comme
un bateau sous-marin peut fendre l'eau à courant contraire.
Si l'idée est venue à l'esprit des inventeurs,
les moyens de l'exécuter faisaient absolument défaut,
et il y aurait injustice à se moquer des premiers essais
d'une science en enfance et à tourner en dérision,
par exemple, la godille et les rames aériennes expérimentées,
en 1784, par les frères Robert et le duc de Chartres.
Les expérimentateurs ne pouvaient faire autre chose que
ce qu'ils ont fait, n'ayant à disposer comme force motrice
que du moteur humain, absolument insuffisant. La machine à vapeur
n'existait pas encore à l'état d'engin pratique,
et l'hélice, que l'on peut appeler le propulseur par excellence, était
inconnue.
D'autres projets dès l'origine des ballons ont surgi de toutes parts,
et les idées parfois les plus invraisemblables ont germe dans le cerveau
des inventeurs. Nous avons groupé en un curieux ensemble quelques-uns
de ces projets les plus singuliers (voy. p. 4). 11 en est même qui sont
antérieurs à la découverte des aérostats. Le
navire aérien proposé par le P. Lana, en 1670, devait être
enlevé par de grandes sphères de cuivre dans lesquelles on aurait
fait le vide ! Gusmâo, d'après une légende, aurait fait
une ascension dans un appareil resté inconnu, qu'une
gravure ancienne a montré plus tard sous un aspect tout à fait
puéril. Nous avons déjà dit que Blanchard, en 1782,
avait proposé un vaisseau volant. Quand les Montgolfier eurent fait
leur expérience d'An-nonay, les poissons
aérostatiques apparurent, et depuis cette époque,
les ballons à
voiles et à rames, les aérostats à vis, les locomotives
aériennes, parfois les plus saugrenues, ont été sérieusement
proposées comme pouvant être réalisées.
On conçoit que la caricature ait poursuivi les rêveurs et les utopistes,
et le curieux dessin que nous reproduisons ci-dessus (fig. 10), d'après
une ancienne gravure, en est un bien amusant spécimen. Deghen qui, en
1811, échoua dans ses tentatives publiques de manœuvres au moyen
d'ailes attachées à ses bras, fut impitoyablement maltraité et
caricaturé (fig. 7).
Fig.
10. — Manière infaillible de diriger les
aérostats.
Caricature de l'origine des ballons.
(Collection Tissandier ) |
Il faut arriver au milieu de notre siècle pour rencontrer la première
expérience fondamentale de la direction des aérostats.
Quand la création des chemins de fer eut vulgarisé l'emploi des
machines à vapeur, un jeune mécanicien, que son génie
devait plus tard élever au rang des plus grands inventeurs, notre regretté maître
et ami Henry Giffard, construisit, en 1852, le premier navire aérien à vapeur.
Ce navire avait 44 mètres de longueur, et son diamètre, à l'équateur, était
de 12 mètres. Il cubait 25oo mètres. L'aérostat était
enveloppé de toutes parts, sauf à sa partie inférieure
et aux pointes, d'un filet dont les extrémités se réunissaient à une
traverse rigide en bois. A l'extrémité de cette traverse, une voile
triangulaire mobile autour d'un axe de rotation servait de gouvernail et de quille
(fig. 11). A 6 mètres au-dessous de la traverse, la machine à vapeur,
montée sur un brancard de bois, était suspendue avec ses accessoires.
Le propulseur, formé de deux palettes planes, avait 3m,40 de diamètre
et faisait 110 tours à la minute. La machine et la chaudière vides
pesaient 15o kilogrammes. Avec l'eau et le charbon, au départ, elles étaient
du poids de 210 kilogrammes; les accessoires de la machine et
les provisions d'eau et de charbon pesaient en outre 420 kilogrammes.
Henry Giffard n'avait alors aucune ressource de fortune; il dut
s'engager à faire
sa première ascension à jour fixe et à l'hippodrome de Paris.
Le 24 septembre 1852, l'aérostat fut rempli de gaz d'éclairage,
et l'inventeur s'éleva seul, au sifflement aigu de sa
machine.
Fig.
11. — Le premier ballon dirigeable à vapeur,
construit
et expérimenté par Henri Giffard le 24 septembre
1852 |
Le vent était très fort ce jour-là ; Giffard
ne pouvait songer à se remorquer contre le courant
aérien ; mais les différentes manœuvres de
mouvements circulaires et de déviation latérale,
ont été exécutées avec le succès
le plus complet. L'action du
gouvernail se faisait sentir avec une grande sensibilité,
ce qui prouve que le navire aérien avait une vitesse propre
très appréciable. A l'altitude de 15oo mètres,
M. Giffard m'a raconté souvent qu'il lui fut possible
de résister par moments à l'intensité du
vent et de maintenir à l'état d'immobilité ce
premier monitor de l'air.
Cette magnifique expérience a été renouvelée
par M. Dupuy de Lôme,
qui, en 1872, construisit son grand aérostat à hélice,
gonflé d'hydrogène pur et actionné par
un propulseur de 6 mètres de diamètre, que
sept hommes mettaient en mouvement dans la nacelle.
Pourquoi M. Dupuy de Lôme, le constructeur des premiers
navires cuirassés dont la machine a vapeur est l'organe
essentiel, a-t-il, après Giffard, banni la vapeur d'un
aérostat allongé? Parce qu'il a redouté,
non sans motifs sérieux, l'association de ces deux appareils
: la chaudière, qui exige du feu, et le ballon, qui est
rempli d'un gaz essentiellement inflammable. En outre, le
moteur à vapeur n'est pas un système à poids
constant; en brûlant, le combustible qui lui donne
l'énergie se transforme en produits gazeux,
qui se dégagent et se dispersent dans l'atmosphère;
la vapeur d'eau se volatise, l'appareil, en fonctionnant,
diminue constamment de poids. Or, l'aérostat,
quand il est bien équilibré dans l'air,
s'élève facilement par les plus petites
pertes de poids, et pour compenser l'ascen-sion due à la
consommation du combustible, il faudrait laisser échapper
du gaz, c'est-à-dire réduire la durée
du séjour dans l'atmosphère.
Danger du feu, perte de poids, tels sont les inconvénients
de la machine à vapeur au point de vue de la navigation
aérienne.
Fig.
12. — L'aérostat dirigeable a hélice
et a moteur animé de M. Dupuy-de-Lôme expérimenté le
2 février 1872. |
L'aérostation exige un moteur léger qui fonctionne
sans feu et qui travaille à poids constant.
Les moteurs dynamo-électriques réalisent
admirablement ces conditions multiples. Aussitôt
qu'ils ont paru dans le domaine de la pratique, élevé à l'école
de Giffard, j'ai songé à continuer l'œuvre
du maître et à appliquer l'électricité à la
propulsion d'aérostats allongés.
J'ai commencé à étudier le problème
en petit en 1881, et j'ai construit pour l'Exposition d'électricité un
modèle d'aérostat allongé muni d'un
minuscule moteur dynamo-électrique.
Ces essais faits en petit étaient encourageants.
Ils me décidèrent à entreprendre des
expériences en grand dans un ballon monté,
essayé à l'air libre et par temps calme.
Mon frère et mon compagnon de voyages aériens,
Albert Tissandier, joignit alors ses efforts aux miens, et c'est à frais
communs que nous avons résolu de construire en collaboration
un aérostat capable de nous élever dans l'atmosphère
et devant être expérimenté par temps calme.
L'aérostat dirigeable électrique que nous avons
conduit pour la pre mière fois dans les airs le 8 octobre
1883, est un petit navire d'essai qui a 1060 mètres cubes
de volume, sa longueur est de 28 mètres et son diamètre
au fort est de 9 mètres. L'hélice qui lui donne
la propulsion est de 2 mètres 80 de diamètre, elle
est mise en mouvement par un moteur
dynamo-électrique de la force d'un cheval et demi. Le générateur
d'électricité est formé d'une pile légère
au bichromate de potasse de construction spéciale. Dans notre essai du
8 octobre 1883, notre ballon s'est dévié de la ligne du vent,
mais dans une deuxième expérience exécutée le 26
septembre 1884, il a pu remonter le courant aérien au milieu duquel il était
immergé; et, sa vitesse propre était à peu près de
4 mètres à la seconde ou de 15 kilomètres à l'heure.
C'est en marchant dans la même voie que MM. les capitaines Renard et Krebs,
les savants officiers de l'établissement militaire de Chalais-Meu-don,
sont parvenus à construire un navire aérien très allongé muni
d'un moteur dynamo-électrique et d'une pile légère, et qu'il
leur a été donné
pour la première fois, le 9 août 1884, de revenir au point de départ,
après avoir accompli dans l'atmosphère un voyage de courte durée.
Dans une
nouvelle expérience exécutée le
8 novembre 1884, MM. Charles Renard et Krebs, ont donné une
démonstration plus complète encore de la direction
aérostatique, en revenant deux fois de suite à leur
point de départ dans la même journée. Leur
moteur électrique, avec une force disponible de 5 chevaux,
a donné à leur navire aérien une vitesse
propre de 23 kilomètres à l'heure, ce qui
leur a permis d'aller et venir dans tous les sens dans l'atmosphère
et de remonter en toute facilité un courant aérien
d'une vitesse de 8 kilomètres à l'heure. L'aérostat
dirigeable de Chalais-Meudon a 48 mètres de longueur,
8 mètres 20 de diamètre au fort, il cube 1800 mètres.
C'est une remarquable et magnifique construction qui continue
brillamment en les dépassant de beaucoup, quant aux résultats
obtenus, les constructions antérieures. Les savants expérimentateurs
ont eu entre les mains des ressources matérielles dont
personne n'avait disposé jusqu'ici, mais on doit
juger les découvertes par les résultats acquis,
et non par les moyens qui ont permis de les obtenir.
La navigation aérienne par les aérostats allongés à hélice,
absolument démontrée aujourd'hui, est un fait
acquis à la science contemporaine.
FlG.
13. — Le premier aérostat dirigeable électrique,
construit et expérimenté par MM. Tissandier
frères,
le 8 octobre 1883 et le 26 septembre 1884 |
Pour la rendre
pratique et utilisable, il faut construire des navires aériens de très grandes dimensions qui
enlèveront des machines très puissantes
et atteindront des vitesses propres de 12 à 15 mètres à la
seconde, leur permettant de fonctionner presque constamment.
Les jours de grand vent, lorsque la bourrasque ou la tempête
régneront dans l'air, les aérostats dirigeables
resteront au port, comme le les navires océaniques.
Ce n'est plus aujourd'hui qu'affaire de capitaux. Il existe des
navires cuirassés qui coûtent vingt millions de
francs; ils ont pour abri des ports qui ont parfois nécessité des
dépenses de centaines de millions. Il n'en faudrait
pas tant pour faire de la navigation aérienne. Un
million suffirait pour construire un aérostat allongé de 40,000 à 5o,ooomètres
cubes, qui pourrait avoir une vitesse propre égale à celle de nos
trains express, tout en ayant un excès de force ascensionnelle disponible
très considérable, pour les voyageurs et le lest. Le jour où de
telles constructions seront exécutées, la terre n'aura plus
de mystère pour l'explorateur; la locomotion par l'air permettra d'accomplir
des voyages avec des vitesses inconnues à notre époque, quand l'aérostat
dirigeable sera entraîné par des vents rapides; les ressources militaires
des nations se trouveront complétées par un engin terrible,
arme formidable entre les mains du premier peuple qui saura en faire l'usage.
Espérances de l'avenir, vous êtes parfois les réalités
de demain. Un jour viendra peut-être, où quelque grand aérostat
dirigeable, voguant dans l'espace, au milieu des fumées de la poudre et
du bruit des combats, verra briller la Victoire qui nous rendra des frères
arrachés à la Patrie.
Gaston TISSANDIER.