RENÉ D'ANJOU
CHAPITRE I (suite 1)
LA RUE BARBETTE
Un savant moine augustin, nommé Jacques Legrand,
indigné des scandales de ce temps, s'exprimait ainsi en face
de la reine Isabeau de Bavière :
« 0 reine ! je
préfère votre salut à la crainte que peut me
causer votre colère ! La seule déesse Vénus
règne à votre cour ; les bombances et l'ivresse
y font de la nuit le jour et épuisent les forces et le
courage de bon nombre de gens. Le luxe des habillements est
une véritable
fièvre que vous avez allumée ! » Puis,
un jour de Pentecôte, s'adressant au roi lui-même : « Sire,
disait encore frère Legrand, si imposant que soit mon auditoire,
je lui dois la vérité. Les préceptes divins
sont foulés aux pieds, la doctrine évangélique
est repoussée, la foi, la charité, les vertus théologales
et cardinales sont mises en oubli : ceux-là même qui
sont chargés de conduire ce royaume, le conduisent en perdition
et en ruine... Hé, sire ! remettez un moment en votre mémoire
les glorieux gestes de votre redouté père, Charles
cinquième du nom, ce roi si sage! Lui aussi mettait des tailles
sur le peuple ; mais avec leur produit il construisait des forteresses
pour la défense du royaume ; il repoussa les ennemis, il s'empara
de leurs villes, il épargna des trésors qui le rendirent
le plus puissant des rois de l'Occident ; et maintenant rien
de tout cela ne se fait, bien que le peuple soit grevé de
charges plus lourdes ! La solde n'est pas payée aux gens de
guerre, et la fortune publique s'en va honteusement sans profit et
sans honneur pour la France... A quoi songe la noblesse de ce temps-ci? à fréquenter
les maisons de bains, à vivre dans la débauche, à porter
de riches habits, à belles franges, bien lacés et à grandes
manches. Sire! cela vous regarde aussi, ainsi que monseigneur
le duc ; et je vous dirai que c'est tout comme si vous étiez
vêtu de la substance, des larmes et des gémissements
de ce malheureux peuple, dont les plaintes, nous le disons avec douleur,
montent vers le suprême Roi pour accuser tant d'injustice !» Telles étaient
les paroles du moine, et Charles, dans l'un des rares intervalles
de repos que lui laissait la maladie, les écoutait avec
recueillement, se promettant de réformer tant d'abus et tant
de scandales ; mais que pouvait une volonté aussi débile
que la sienne ? Au sortir du sermon, ses accès de démence
le reprenaient, et le pauvre prince, isolé, oublié dans
son propre palais, vaguait de chambre en chambre, d'escaliers en
escaliers, allant et revenant, tournant sur lui-même comme
une bête fauve, exposé à la risée de ses
derniers serviteurs, et se jetant avec gloutonnerie sur les maigres
aliments qu'on lui présentait. Le dauphin lui-même,
le dauphin manquait de l'argent nécessaire à son entretien
journalier. Et cependant que devenaient les deniers royaux ? Ils
passaient des caisses de l'État dans les poches de quelques
personnages éhontés, peu scrupuleux de fouiller ainsi à l'escarcelle
publique. Ils entretenaient le luxe et la débauche des princes
et des seigneurs ; et, parmi ces seigneurs et ces princes, celui
qui s'attribuait la part la plus large de tant de trésors
extorqués à la misère du peuple, c'était
le frère du roi, c'était le conseiller intime de la
reine, le beau, le jeune, le spirituel duc d'Orléans, Louis
d'Orléans; celui que le pieux moine augustin, dans sa ferme
remontrance au roi, s'était borné à désigner,
on s'en souvient, sous le nom de monseigneur le duc.
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