RENÉ D'ANJOU
CHAPITRE I (suite 4)
LA RUE BARBETTE
Ce départ précipité eut lieu à l'insu
de tous: à l'insu des princes, assemblés à l'hôtel
Saint-Paul par ordre du roi ; à l'insu du roi dont la raison
s'était
déjà éclipsée, et qui se débattait
de nouveau dans les dégradantes convulsions de la folie.
Mais ce qui échappait au roi et aux princes du sang, n'échappait
point au duc de Bourgogne. Doué de cette perspicacité que
donne la haine, Jean Sans-Peur devina plutôt qu'il n'apprit
la fuite de son ennemi. Montant à cheval, il ne fit qu'une
traite de Louvres à Paris, courut à l'hôtel Saint-Paul,
dans l'espoir d'y trouver le dauphin, en repartit aussitôt à franc-étrier,
et sur les indications qu'on lui donna, traversa Paris au grand trot, à la
tête de ses gens, et s'élança sur la route de
Ville-juif. Arrivé à Juvisy, en deçà de
Corbeil, il y joignit le dauphin dont la litière cheminait
sous la garde du duc de Bavière, oncle maternel du jeune prince,
accompagné du marquis de Pont, fils du duc de Bar, du comte
de Dammartin et du sire de Montaigu, grand maître de l'hôtel
du roi. La reine et le duc d'Orléans avaient pris les devants,
et se trouvaient en ce moment au château de Pouilly, près
de Corbeil.
Jean Sans-Peur mit pied à terre, fit arrêter
la litière,
et, s'approchant respectueusement du prince, lui demanda s'il
ne lui plairait pas de retourner à Paris,
affirmant qu'il se trouverait là mieux qu'en aucun autre endroit
du royaume de France. Le jeune duc d'Aquitaine allait répondre
affirmativement, quand le duc Louis de Bavière le prévint
en disant au duc de Bourgogne: «Sire duc, laissez aller mon
neveu, monseigneur d'Aquitaine, auprès de la reine sa mère
et de monseigneur d'Orléans son oncle. Il va les rejoindre
du consentement et par ordre du roi. » A quoi le duc de Bourgogne
répondit en faisant retourner la litière du côté de
Paris, malgré les réclamations de ceux qui s'ameutaient à rencontre.
Ainsi le dauphin changea de cortège, et revint à Paris
escorté par les Bourguignons, tandis que son oncle et
les autres poussaient jusqu'à Corbeil, où les attendaient
la reine et le duc d'Orléans.
Cette circonstance mit le comble à l'inimitié des
deux adversaires. Tandis que Jean Sans-Peur, de retour à Paris
avec le dauphin et fort de l'adhésion des ducs de Berry et
de Bourbon, des rois de Navarre et de Sicile, convoquait une
grande assemblée
de princes, de prélats, de clercs et de bourgeois notables
pour aviser aux nécessités du moment; le duc d'Orléans,
partagé entre la crainte
et la colère, n'osait
sortir de Melun, où il s'était
réfugié avec la reine, et se promettait de tirer vengeance
d'une injure qualifiée par lui d'attentat à la majesté royale.
Bientôt le défi se formula des deux parts en appel aux
armes : le duc d'Orléans menaçant, le duc de Bourgogne
se fortifiant. Paris fut fermé ; ses rues, le cours de son
fleuve furent interceptés par des chaînes. Les renforts
d'hommes d'armes affluèrent de tous côtés; ce
que voyant, les magistrats et les sages bourgeois de la ville de
Paris prirent l'alarme et s'adressèrent à Dieu dans
leur anxiété, le suppliant d'épargner ces
nouvelles souffrances au peuple. Le roi aussi, le pauvre roi malade
s'unit de cœur à la prière de ses sujets et
conjura le Ciel d'éloigner le nouveau fléau qui
menaçait sa capitale.
suite