RENÉ D'ANJOU
CHAPITRE I (suite 6)
LA RUE BARBETTE
Ce fut à peu près à cette époque
que le duc de Bourgogne, entrant dans l'appartement secret du duc
d'Orléans,
y remarqua, entre autres portraits de femmes, celui de la duchesse
de Bourgogne son épouse. A cette vue, il ne put maîtriser
son ressentiment, et appelant auprès de lui son page
et le sire de Saint-Georges, de la maison de Vienne, son fidèle
ami, il les chargea de rassembler ses conseillers, attendu qu'il
avait, disait-il, à leur soumettre ce jour-là même
une question terrible...
Le conseil convoqué eut lieu de nuit, à l'hôtel
d'Artois, et Raoul d'Ocquetonville y fut mandé avec les deux
frères de Courte-Hense.
Peu de temps après ce mystérieux
conciliabule, le duc d'Orléans partit pour la Guyenne et alla
mettre le siège
devant Blaye, démonstration puérile qui devait tourner à sa
honte ; tandis que le duc de Bourgogne guerroyait en Picardie et
poussait d'immenses préparatifs afin d'assiéger
Calais par terre et par mer. Mais cette nouvelle tentative devait échouer
comme la première.
Bientôt les princes revinrent tous
les deux, et se retrouvèrent
face à face dans le conseil, plus animés , plus irrités,
plus irréconciliables que jamais.
On tenta encore de les rapprocher, et l'on y parvint; c'est-à-dire
que Louis d'Orléans étant malade, pour le moment, à son
château de Beauté, près Vincennes, Jean de Bourgogne
alla le visiter, et que, revenus tous les deux à Paris, ils
allèrent ensemble ouïr la messe aux Augustins, le dimanche
20 novembre 1407. Ils se tendirent cordialement la main et communièrent
au même autel. Puis, le mardi suivant, étant à dîner
chez le duc de Berry, les deux cousins s'embrassèrent, rompirent
le même pain, burent au même verre, et se jurèrent
l'un à l'autre un attachement inviolable.
Le lendemain, 23
novembre, c'était un mercredi, jour de
saint Clément, la reine, encore indisposée des suites
d'une fausse couche, se reposait dans son petit hôtel de la Vieille-rue-du-Temple,
récemment acquis du sire de Montaigu, et cherchait à distraire
ses chagrins dans la conversation du duc d'Orléans, son
consolateur assidu. Le duc, à qui venait d'être conféré le
gouvernement de Guyenne, était d'une humeur charmante,
et ne tarissait pas de plaisanteries sur son cousin
de Bourgogne.
Tout à coup, à l'issue du souper, qui
avait été fort gai, un valet de chambre du roi, le
sieur Scas de Courte-Hense, se présente et annonce au
duc qu'il est mandé sans délai à l'hôtel
Saint-Paul.
« Qui me fait appeler ? le duc Jean ou le roi Charles ? demanda Louis
d'Orléans,
surpris et mécontent tout à la fois.
— C'est monseigneur le roi lui-même, répondit l'envoyé ;
il a hâte de vous parler, et il ne peut vous parler si vous n'allez à lui,
ses souffrances l'empêchant de venir vers vous, ou, pour mieux dire,
vers Madame la reine, que Dieu conserve !
—Allons savoir ce que nous veut le vieux fou ! »
Le duc, après avoir pris congé de la reine, monta sur
sa mule et chemina par la rue déserte. Il était alors
huit heures du soir. La nuit était profonde. Le duc était
sans chaperon, vêtu d'une simple robe de damas noir, fourrée
de martre. Au lieu de son escorte ordinaire, il n'avait conservé que
deux écuyers montés sur le même cheval, et quatre
varlets de pied, portant des torches. Ils allèrent ainsi,
lui chantant avec insouciance et jouant avec son gant, eux s'inquiétant
de la confiance de leur maître et éclairant le chemin
autour de lui.
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