RENÉ D'ANJOU
CHAPITRE I (suite 7)
LA RUE BARBETTE
Quand ils eurent fait une centaine de pas hors de
l'hôtel
de la reine, les porteurs de flambeaux qui entouraient le duc ne
firent plus que raccompagner. Ils dépassèrent
bientôt l'hôtel du maréchal de Rieux, et arrivèrent
près de la porte Barbette. Là, sous l'auvent d'une
maison de sinistre apparence, où se balançait autour
d'une tringle l'image rouillée de Notre-Dame, un groupe d'hommes
armés attendait. Tout à coup ils s'élancèrent,
au nombre de dix-huit, et l'un d'eux, muni d'une hache, se jeta sur
le duc en criant : « A mort ! à mort ! » et
lui trancha du premier coup la main dont il tenait la bride de sa
monture. Aux cris de mort des assaillants, le duc répondit
: « Je suis le duc d'Orléans ! » et les assassins
redoublèrent de coups en disant : « Tant mieux ! c'est
ce que nous demandons ! »
Jeté bas de sa mule, le duc
se débat un instant et tombe
enfin sur le pavé, haché de blessures et le crâne
horriblement ouvert. Non contents de le voir mort, ils s'acharnent
sur ce cadavre, le retournent et le mutilent longtemps à grands
coups de masse, de hache et d'épée. Sur le corps du
pauvre duc fut tué son page, jeune Allemand qu'il avait toujours
auprès
de lui et qui ne voulut pas survivre à son maître. Un
autre écuyer,
blessé grièvement, se sauva par la rue des Rosiers
et se cacha dans la première boutique venue. Quant à la
mule du duc et au cheval des deux écuyers, ces bêtes
avaient pris l'épouvante et galopaient avec leurs étriers
vides. Les serviteurs qui les ramenèrent furent menacés
par les assassins qui, las de crier : « A mort ! » criaient
maintenant : « Au feu ! » En effet, d'épais
tourbillons de fumée sortaient des soupiraux de la maison
Notre-Dame, et l'incendie dardait ses langues de flamme. Les
meurtriers lançaient des flèches aux fenêtres
voisines et étouffaient les cris des bourgeois qui voulaient
appeler : au meurtre ! par un redoublement de cris : au feu ! Enfin
un homme de haute taille, coiffé ou plutôt masqué d'un
chaperon rouge qui lui descendait sur les yeux, s'avança d'un
pas dans la rue, fit taire d'un geste toute cette bande furieuse,
et ordonna la retraite en disant :
« C'est bien, Raoul; éteignez tout, et allons-nous-en : il est
mort. »
Cet homme, qui portait une petite masse, en frappa le cadavre
du duc avant de s'éloigner. C'était l'adieu
de la haine. Un instant après, la rue était
devenue déserte et silencieuse,
troublée seulement par le galop lointain des assassins
qui s'enfuyaient, et par les confuses clameurs des gens du duc qui
allaient porter la nouvelle du meurtre à l'hôtel Montaigu
et à l'hôtel de Rieux.
Une grande consternation courut le lendemain par la ville. La reine,
pleurante et furieuse, s'était fait porter en litière à l'hôtel
Saint-Paul. Les seigneurs et les princes s'étaient assemblés
dès l'aube à l'hôtel d'Anjou (rue de la Tixeranderie)
pour se rendre ensemble dans l'église des Blancs-Manteaux,
où le corps du duc d'Orléans avait été déposé.
Le roi de Sicile, le duc de Berry et le duc de Bourbon vinrent pleurer
sur ce cadavre. Le duc Jean de Bourgogne vint aussi et pleura plus
haut et plus fort que les autres, s'écriant que jamais plus
abominable crime n'avait effrayé le royaume. Puis il
s'approcha pour baiser à son tour un coin du drap mortuaire...
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