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LES   VOYAGES   AÉRIENS
Par Gaston Tissandier
Paris Illustré n° 24

 

Après la découverte des aérostats, les ascensions en ballon se multiplièrent. Blanchard en exécuta à Paris, à Lille, à Rouen ; pour la première fois, le 7 janvier 1785, il traversa la Manche, de Douvres à Calais, du haut des airs, et il entreprit de nombreux voyages en ballon à Nuremberg en Allemagne, et jusqu'à Varsovie en Pologne. Lunardi en Angleterre et en Espagne, Zambecceri en Italie, accomplirent aussi des prouesses aériennes, mais, l'aéronautique née en France, resta toujours un art essentiellement français. Après la Révolution, c'est un Français, Coutelle, qui dirigea le premier ballon captif militaire, et c'est un de nos compatriotes, Jacques Garnerin, qui le 22 octobre 1797 exécuta la première expérience du parachute (Voy. fig. 9).
Depuis cette époque, on n'a jamais cessé de construire des ballons et d'entreprendre des voyages aériens. Au commencement du siècle, Biot et Gay-Lussac inaugurèrent l'exploration scientifique de l'atmosphère par les aérostats ; tandis que plus tard, des praticiens comme Mme Blanchard, comme les Godard et les Poitevin popularisaient par leurs ascensions l'art aérostatique, il se trouvaitaussi des hommes de science comme Giffard, pour l'étudier et en perfectionner les moyens d'action.

 

Gravure de St Aubin Montgolfière le Flesselles, reproduction Norbert Pousseur

Fig. 5. — Gonflement de la Montgolfière le Flesselles,
construite a lyon sous la direction de J. Montgolfier. Ascension du 19 Janvier 1784
(Reproduction d'une gravure de St-Aubin, Collection Tissandier.)

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Aujourd'hui, il n'a pas été fait moins de 3o,ooo ou 4o,ooo ascensions dans tous les pays du monde; et grâce aux efforts des aéronautes, la navigation aérienne semble devoir entrer enfin dans une voie nouvelle et prospère. Il existe actuellement de véritables fabriques d'aérostats; nous avons cru devoir représenter dans une de nos grandes compositions (p. 8) l'usine aéronautique de M. H. Lachambre à Vaugirard. On voit au premier plan des ouvrières occupées à coudre ensemble les côtes d'étoffe d'un ballon en confection, tandis qu'au milieu de l'atelier, un aérostat est gonflé d'air au moyen d'un ventilateur que deux opérateurs mettent en action, afin de faire sécher le vernis étalé à sa surface pour le rendre imperméable. Un modèle de petit ballon allongé, muni d'une hélice, est accroché au plafond tout prêt à être expérimenté.
L'usine de Vaugirard fabrique tous les ans une prodigieuse quantité de petits ballons de baudruche, représentant des éléphants et des crocodiles, des pompiers de Nanterre et des animaux fantastiques de toute espèce; mais on y confectionne aussi de grands aérostats. C'est là qu'a été construit l'aérostat dirigeable électrique que nous avons expérimenté mon frère et moi; c'est là que d'innombrables ballons sphériques ont été confectionnés dans ces dernières années pour un grand nombre d'aéronautes contemporains.

Je ne parlerai pas ici des impressions de l'ascension, ni des moyens de l'exécuter; les récits de ce genre ont été si nombreux, que nous sérions condamnés à des redites, mais je crois devoir résumer l'histoire des voyages aériens les plus longs qui aient été exécutés.

Le 7 novembre 1836, Green, Monck-Mason et Holland, s'élevèrent de Londres à 1 heure 1/2 de l'après-midi ; ils traversèrent la Manche et descendirent le lendemain à 7 heures 1/2 du matin, près de Weil-bery dans le duché de Nassau. Nadar le 18 octobre 1883, exécuta de Paris au Hanovre cette longue traversée aérienne si dramatiquement terminée par un traînage resté célèbre. Camille Flammarion et Eugène Godard le 14 juillet 1867 partirent en ballon de Paris, à 5 heures 20 du soir, et descendirent le lendemain matin dans le voisinage de Dusseldorf en Prusse. Le 24 novembre 1870, pendant le siège de Paris, M. Rolier, accompagné d'un franc-tireur, s'élevait de la gare du Nord, à minuit, par un vent assez violent et par un ciel sombre. Les voyageurs allaient être entraînés à l'altitude de 2000 mètres, par un fleuve aérien d'une vitesse peu commune. Leur ballon allait en effet traverser en quinze heures de temps, le nord de la France, la Belgique, la Hollande, la mer du Nord et une partie de la Norwège, pour aller échouer au mont Lid, à 3oo kilomètres au nord de Christiania.
Cette ascension extraordinaire dont le récit ne serait pas indigne de la plume d'un Edgard Poë ou d'un Jules Verne, mérite d'être rapportée avec quelques détails. Je le ferai brièvement. Sans insister surla première partie du voyage, je me contenterai de dire que les aéronautes, après avoir passé la nuit au milieu des ténèbres, virent les vapeurs atmosphériques qui les enveloppaient, se dissiper à l'heure du lever du soleil!

Quelle n'est pas leur stupéfaction, leur angoisse, quand ils s'aperçoivent que les vents les ont lancés à la surface de la mer. Ils n'ont pu se rendre compte ni de la vitesse de leur marche, ni de la direction qu'ils ont suivie; tout ce qu'ils savent, c'est qu'un océan agite ses flots sous leur nacelle, et qu'ils marchent sans doute vers le plus effroyable des naufrages. — Pendant sept heures consécutives, ils planent ainsi au-dessus des vagues en mouvement; quelquefois ils aperçoivent des navires qui leur apparaissent d'abord comme l'espoir du salut. Espérances vite déçues!

Après plusieurs heures de voyage, M. Rolier a sacrifié tout le lest qui jusque-là soutenait dans l'espace l'aérostat auquel était attachées sa vie et sa fortune. Des nuées épaisses l'entourent bientôt et accélèrent la descente du navire aérien, que la pesanteur ramène fatalement vers les niveaux inférieurs. Son compa-
gnon et lui, se préparent à affronter la plus cruelle et la plus glorieuse des morts. Le ballon descend avec rapidité, il s'échappe du massif de vapeur où il était plongé... O miracle! ce n'est pas la mer qui s'ouvre aux regards des voyageurs, c'est une montagne couverte de neige, autour de laquelle une forêt de pins dresse les cimes de ses arbres.
L'aérostat est violemment jeté dans un champ de neige; les deux Français sautent en même temps de leur esquif, et le ballon allégé de leur poids, disparait seul dans la nue (L'aérostat de M. Rolier a été retrouvé plus tard, avec toutes les dépêches de Paris, à quarante lieues du mont Lid.). — Ils se trouvent ainsi sans vivres, sans couvertures, dans un pays inconnu, où nuls vestiges d'habitations humaines ne s'offrent aux regards. Auraient-ils échappé au naufrage océanique pour avoir à braver le trépas qui attend l'explorateur au milieu de pays déserts et glacés ? Les aéronautes descendent la montagne escarpée, traversent la forêt qui l'environne et rencontrent une cabane abandonnée où ils passent la nuit. Le lendemain, après de nouveaux voyages, ils aperçoivent un bûcheron, qui parle une langue inconnue; mais ils sont conduits dans un village, où un paysan qui sait le français, leur explique le mot de l'énigme. Ils apprennent enfin où le vent les a jetés.

 

Billet d'entrée pour l'ascension, gravure reproduite par Norbert Pousseur

Fig. 6. — Fac-similé d'un billet d'entrée pour l'ascension

je regrette de ne pouvoir m'arrêter plus longtemps sur un drame si émouvant dont M. Rolier a bien voulu me faire lui-même le récit. Je ne puis cependant me dispenser de faire connaître le magnifique et touchant accueil que les Norvégiens réservèrent aux voyageurs du siège de Paris. Quand les aéronautes arrivèrent à Christiania, la ville entière fut soulevée par l'enthousiasme. C'étaient des dîners, des fêtes, des ovations sans cesse renouvelés. Le soir, quand ils rentraient chez eux, les deux Français voyaient défiler sous leurs fenêtres des groupes d'étudiants qui chantaient des airs nationaux. Le matin c'étaient des jeunes filles qui venaient, au nom de la ville, leur offrir des bouquets tricolores. Un jour, des femmes du peuple se présentèrent devant eux tenant leurs enfants par la main : « Bénissez ces enfants, disaient-elles, pour que plus tard ils soient braves comme vous ! ».
Partout où passaient les aéronautes la foule les acclamait, et de toutes parts ils entendaient des cris de : « Vive Paris! vive la belle France! »
Le voyage le plus long comme durée qui ait jamais été accompli est celui que nous avons exécuté mon frère et moi, avec Crocé-Spinelli et Sivel dans la première ascension du Zénith. L'aérostat parti de Paris, séjourna 20 heures et demie dans l'atmosphère et exécuta sa descente dans le voisinage d'Arcachon.
Les ascensions à grande hauteur dans l'atmosphère n'ont pas été très nombreuses. Robertson en 1803, est monté à 7170 mètres; Gay-Lussac en 1804, à 7016 mètres, Barrai et Bixio en 1850, à 7089 mètres; le savant météorologiste anglais a dépassé en 1862 l'altitude de 8000 mètres, sans que la hauteur atteinte ait pu être mesurée d'une façon certaine ; Crocé-Spinelli, Sivel et moi, le 15 avril 1875, nous avons dépassé, dans le ballon le Zénith, l'altitude de 8600 mètres au-dessus du niveau de la mer. A 8000 mètres nous tombâmes tous trois anéantis, sous l'influence de la dépression atmosphérique — le thermomètre marquait à ce moment 15° au-dessous de zéro, et la hauteur de la colonne du baromètre n'était plus que de 28 centimètres — saisis de ce terrible sommeil des hautes régions.

Tout à l'heure le Zénith peu à peu rappelé par la pesanteur, va revenir de lui-même dans des régions moins dangereuses. Mais, à 7000 mètres d'attitude, sur les trois voyageurs, il n'y en aura qu'un seul à se réveiller, un seul pour soulever la tête de ses amis que la mort a frappés, pour leur adresser en vain des appels désespérés, pour voir leur face noircie par l'asphyxie, leurs lèvres tuméfiées, et pour ramener au port les cadavres de ces naufragés sublimes qui, pour la première fois, sont morts « en montant. »
Le voyage le plus rapide qui puisse être signalé, est celui que j'ai exécuté avec M. W. de Fonvielle le 7 février 1869. Nous avons ce jour-là parcouru une distance de 80 kilomètres, de Paris à Neuilly-Saint-Front, en 35 minutes, soit à peu près 40 lieues à l'heure.
Par temps calme une ascension aérostatique offre un charme incomparable ; mollement entraîné par la brise on assiste du haut des airs aux plus beaux spectacles qu'il soit donné à l'homme d'admirer. Rien n'est plus imposant que le tableau des nuages, contemplé du haut des airs dans la nacelle aérienne. Quelle impression délicieuse que de se sentir mollement soulevé de terre, suspendu au-dessous de la sphère de gaz qui s'élève avec lenteur et non sans majesté, comme ces brumes du matin que paraissent aspirer les rayons du soleil. Quel charme dans le tableau de l'horizon qui s'élargit, des bruits humains qui se dissipent, de la terre qui s'éloigne et qui ne se laisse plus entrevoir que comme les bas-fonds du vaste océan aérien ! On monte au milieu de ces nuages diaphanes, qui vous enveloppent d'un brouillard opalin jusqu'au moment où l'on s'échappe de leur surface supérieure, pour voir apparaître le ciel où règnent les feux d'un soleil ardent. On con temple alors un plateau circulaire de nuages arrondis qui, dans ces régions élevées, prennent un aspect tout nouveau. Ils acquièrent du relief, de la consistance; on dirait des mamelons solides, des glaciers fantastiques, où le soleil dessine par des ombres vigoureuses des vallées d'argent, comme dans les pays enchanteurs des Mille et une Nuits. Le ballon, entraîné par les courants aériens, parait immobile dans ce monde du calme, du silence et de la contemplation. Je plaindrais celui dont l'âme ne serait pas embrasée au foyer de cette sublime poésie des spectacles
naturels.
Tantôt les nuages forment une nappe immense, un écran opaque qui cache entièrement la vue de la terre, tantôt ils se suivent isolés, comme des géants aux formes capricieuses. Alors on aperçoit le sol à travers les intervalles qui les séparent : les villes, les campagnes et les bois se succèdent,réduits à des dimensions lilliputiennes... Veut-on s'élever plus haut dans les régions de l'air, une poignée de sable suffit pour augmenter de quelques centaines de mètres la distance qui nous sépare des humains. Veut-on descendre, quelques mètres cubes de gaz, perdus par la soupape, vous ramènent vers la surface terrestre.
Quand on passe près des blancs cumulus, leur masse opaque forme écran, et l'ombre du ballon s'y projette; elle s'entoure parfois de cercles irisés aux sept couleurs de l'arc-en-ciel, et produit alors un spectacle saisissant. On dirait un second ballon qui vous suit; rien n'est plus curieux que de voir sur les nuages son image se mouvoir comme dans les ombres chinoises. Ces auréoles lumineuses entourent parfois l'ombre tout entière du ballon; quelquefois elles n'en ceignent qu'une partie (v. p. 5), quelquefois enfin, comme nous l'avons observé, trois arcs-en-ciel concentriques enferment l'image du ballon dans un triple cadre circulaire aux couleurs pures et légères.

Les nuages où le ballon peut se plonger sont de nature très diverses ; quelquefois ils sont si obscurs et si denses que l'aérostat disparaît entièrement comme dans un bain de vapeur; il m'est arrivé, même en août 1868, de perdre de vue mes compagnons aériens. Parfois les nuages, au contraire, sont opalins et presque lumineux. Le 16 février 1873, nous avons eu la bonne fortune de rencontrer, mon frère et moi, un nuage à glace semblable à celui que M. Barral avait traversé jadis, et au sujet duquel on avait, bien à tort, émis quelques doutes. Le ballon planait à 1800 mètres sous un ciel ardent, le thermomètre marquait 18 degrés centésimaux. En revenant vers la terre, nous arrivons dans un nuage où nous sommes saisis par un froid violent, comme à l'entrée d'une cave en été. Le thermomètre, en effet, descend subitement à 4 degrés au-dessous de zéro. Quelle n'est pas notre surprise en voyant des paillettes de glace qui voltigent autour de nous comme des fines lamelles de mica! Nos cordages, nos vêtements, nos barbes se hérissent immédiatement de végétations glacées. Un fil de cuivre que nous avions laissé pendre de la nacelle, devient blanc sous une couche de givre, et donne des étincelles quand nous y approchons le doigt. Malheureusement la traversée de ce nuage se fait avec une rapidité effroyable, le ballon se refroidit brusquement, se charge de givre qui l'alourdit; malgré le lest jeté, il se précipite à terre avec une violence effroyable et nous fait subir un choc si brusque, si inattendu, qu'un de nos compagnons lache prise et est lancé dans un champ, où il atterrit, bien malgré lui. Grâce au ciel, cette mésaventure n'eut pas de suite dramatique.


Caricature de l'expérience du 5 octobre 1812, reproduction Norbert Pousseur
Fig. 7.— Caricature sur Deghen, relativement à l'expérience du 5 octobre 1812.
(D'après une estampe en couleurs de la collection Tissandier )

 

Si l'étude des nuages offre un grand intérêt, celle des courants aériens n'est pas sans présenter souvent une grande utilité, puisqu'elle permet parfois d'obtenir la direction naturelle des aérostats. L'utilisation des courants aériens superposés a été mise en évidence avec netteté lors du voyage que Duruof et moi nous avons exécuté le 16 août 1868 au-dessus de la mer du Nord, dans le voisinage de Calais. A partir de la surface du sol jusqu'à 600 mètres de hauteur, l'air se dirigeait du N.-E. au S.-W. Au-dessus de 600 mètres, régnait un courant aérien dont la direction était inverse, du S.-W. au N.-E. Une couche de nuages séparait les deux courants. Il nous a été possible de nous aventurer à deux reprises à 27 kilomètres du rivage, pour revenir en sens inverse sur terre, après deux  voyages successifs au-dessus de l'Océan.   

 

 

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