Aujourd'hui,
il n'a pas été fait
moins de 3o,ooo ou 4o,ooo ascensions dans tous les pays du monde;
et grâce
aux efforts des aéronautes, la navigation aérienne
semble devoir entrer enfin dans une voie nouvelle et prospère.
Il existe actuellement de véritables fabriques
d'aérostats; nous avons cru devoir représenter
dans une de nos grandes compositions (p. 8) l'usine aéronautique
de M. H. Lachambre à Vaugirard. On voit au premier plan
des ouvrières occupées à coudre ensemble
les côtes d'étoffe d'un ballon en confection, tandis
qu'au milieu de l'atelier, un aérostat est gonflé d'air
au moyen d'un ventilateur que deux opérateurs mettent
en action, afin de faire sécher le vernis étalé à sa
surface pour le rendre imperméable. Un
modèle de petit ballon allongé, muni d'une hélice,
est accroché au plafond tout prêt à être
expérimenté.
L'usine de Vaugirard fabrique tous les ans une prodigieuse quantité de
petits ballons de baudruche, représentant des éléphants
et des crocodiles, des pompiers de Nanterre et des animaux
fantastiques de toute espèce; mais on y confectionne aussi
de grands aérostats. C'est là qu'a été construit
l'aérostat dirigeable électrique que nous avons
expérimenté mon frère et moi; c'est là que
d'innombrables ballons sphériques ont été confectionnés
dans ces dernières années pour un grand nombre
d'aéronautes contemporains.
Je
ne parlerai pas ici des impressions de l'ascension, ni des
moyens de l'exécuter; les récits de ce genre ont été si
nombreux, que nous sérions condamnés à des
redites, mais je crois devoir résumer l'histoire des voyages
aériens les plus longs qui aient été exécutés.
Le
7 novembre 1836, Green, Monck-Mason et Holland, s'élevèrent
de Londres à 1 heure 1/2 de l'après-midi ; ils traversèrent
la Manche et descendirent le lendemain à 7 heures 1/2 du
matin, près de Weil-bery dans le duché de Nassau. Nadar le 18 octobre 1883, exécuta de Paris au Hanovre cette
longue traversée aérienne si dramatiquement terminée
par un traînage resté célèbre. Camille
Flammarion et Eugène Godard le 14 juillet 1867 partirent
en ballon de Paris, à 5 heures 20 du soir, et descendirent
le lendemain matin dans le voisinage de Dusseldorf en Prusse.
Le 24 novembre 1870, pendant le siège de Paris, M.
Rolier, accompagné d'un franc-tireur, s'élevait
de la gare du Nord, à minuit, par un vent assez violent
et par un ciel sombre. Les voyageurs allaient être entraînés à l'altitude
de 2000 mètres, par un fleuve aérien d'une vitesse
peu commune. Leur ballon allait en effet traverser en quinze
heures de temps, le nord de la France, la Belgique, la Hollande,
la mer du Nord et une partie de la Norwège, pour aller échouer
au mont Lid, à 3oo kilomètres au nord de Christiania.
Cette ascension extraordinaire dont le récit ne serait
pas indigne de la plume d'un Edgard Poë ou d'un Jules Verne,
mérite d'être rapportée avec quelques détails.
Je le ferai brièvement. Sans insister surla première
partie du voyage, je me contenterai de dire que les aéronautes,
après avoir passé la nuit au milieu des ténèbres,
virent les vapeurs atmosphériques qui les enveloppaient,
se dissiper à l'heure du lever du soleil!
Quelle
n'est pas leur stupéfaction, leur angoisse,
quand ils s'aperçoivent que les vents les ont lancés à la
surface de la mer. Ils n'ont pu se rendre compte ni de la vitesse
de leur marche, ni de la direction qu'ils ont suivie; tout ce
qu'ils savent, c'est qu'un océan agite ses flots
sous leur nacelle, et qu'ils marchent sans doute vers le plus
effroyable des naufrages. — Pendant sept heures consécutives,
ils planent ainsi au-dessus des vagues en mouvement; quelquefois
ils aperçoivent des navires qui leur apparaissent
d'abord comme l'espoir du salut. Espérances vite
déçues!
Après plusieurs heures de voyage, M. Rolier a sacrifié tout
le lest qui jusque-là soutenait dans l'espace l'aérostat
auquel était attachées sa vie et sa fortune. Des
nuées épaisses l'entourent bientôt et
accélèrent la descente du navire aérien,
que la pesanteur ramène fatalement vers les niveaux inférieurs.
Son compa-
gnon et lui, se préparent à affronter la plus cruelle
et la plus glorieuse des morts. Le ballon descend avec rapidité,
il s'échappe du massif de vapeur où il était
plongé... O miracle! ce n'est pas la mer qui s'ouvre aux
regards des voyageurs, c'est une montagne couverte de neige,
autour de laquelle une forêt de pins dresse les cimes de
ses arbres.
L'aérostat est violemment jeté dans un champ de
neige; les deux Français sautent en même temps de
leur esquif, et le ballon allégé de leur poids,
disparait seul dans la nue (L'aérostat de M. Rolier a été retrouvé plus
tard, avec toutes les dépêches de Paris, à quarante
lieues du mont Lid.). — Ils se trouvent ainsi
sans vivres, sans couvertures, dans un pays inconnu, où nuls
vestiges d'habitations humaines ne s'offrent aux regards. Auraient-ils échappé au
naufrage océanique pour avoir à braver le
trépas qui attend l'explorateur au milieu de pays déserts
et glacés ? Les aéronautes descendent la montagne
escarpée, traversent la forêt qui l'environne et
rencontrent une cabane abandonnée où ils passent
la nuit. Le lendemain, après de nouveaux voyages, ils
aperçoivent un bûcheron, qui parle une langue inconnue;
mais ils sont conduits dans un village, où un paysan qui
sait le français, leur explique le mot de l'énigme.
Ils apprennent enfin où le vent les a jetés.
Fig.
6. — Fac-similé d'un
billet d'entrée pour l'ascension |
|
je
regrette de ne pouvoir m'arrêter plus longtemps sur un
drame si émouvant dont M. Rolier a bien voulu me faire
lui-même le récit. Je ne puis cependant me dispenser
de faire connaître le magnifique et touchant accueil
que les Norvégiens réservèrent aux voyageurs
du siège de Paris. Quand les aéronautes arrivèrent à Christiania,
la ville entière fut soulevée par l'enthousiasme.
C'étaient des dîners, des fêtes, des ovations
sans cesse renouvelés. Le soir, quand ils rentraient
chez eux, les deux Français voyaient défiler
sous leurs fenêtres des groupes d'étudiants qui
chantaient des airs nationaux. Le matin c'étaient des
jeunes filles qui venaient, au nom de la ville, leur offrir
des bouquets tricolores. Un jour, des femmes du peuple se présentèrent
devant eux tenant leurs enfants par la main : « Bénissez
ces enfants, disaient-elles, pour que plus tard ils soient
braves comme vous ! ».
Partout où passaient les aéronautes la foule les acclamait, et
de toutes parts ils entendaient des cris de : « Vive Paris! vive la belle
France! »
Le voyage le plus long comme durée qui ait jamais été accompli
est celui que nous avons exécuté mon frère et moi, avec
Crocé-Spinelli et Sivel dans la première ascension du Zénith.
L'aérostat parti de Paris, séjourna 20 heures et demie dans l'atmosphère
et exécuta sa descente dans le voisinage d'Arcachon.
Les ascensions à grande hauteur dans l'atmosphère n'ont pas été très
nombreuses. Robertson en 1803, est monté à 7170 mètres; Gay-Lussac en 1804, à 7016 mètres, Barrai et Bixio en 1850, à 7089
mètres; le savant météorologiste anglais a dépassé en
1862 l'altitude de 8000 mètres, sans que la hauteur atteinte ait pu être
mesurée d'une façon certaine ; Crocé-Spinelli, Sivel et
moi, le 15 avril 1875, nous avons dépassé, dans le ballon le Zénith,
l'altitude de 8600 mètres au-dessus du niveau de la mer. A 8000 mètres
nous tombâmes tous trois anéantis, sous l'influence de la dépression
atmosphérique — le thermomètre marquait à ce moment
15° au-dessous de zéro, et la hauteur de la colonne du baromètre
n'était plus que de 28 centimètres — saisis de ce terrible
sommeil des hautes régions.
Tout à l'heure le Zénith peu à peu rappelé par
la pesanteur, va revenir de lui-même dans des régions
moins dangereuses. Mais, à 7000 mètres d'attitude,
sur les trois voyageurs, il n'y en aura qu'un seul à se
réveiller, un seul pour soulever la tête de ses
amis que la mort a frappés, pour leur adresser en vain
des appels désespérés, pour voir leur face
noircie par l'asphyxie, leurs lèvres tuméfiées,
et pour ramener au port les cadavres de ces naufragés
sublimes qui, pour la première fois, sont morts « en
montant. »
Le voyage le plus rapide qui puisse être signalé,
est celui que j'ai exécuté avec M. W. de Fonvielle
le 7 février 1869. Nous avons ce jour-là parcouru
une distance de 80 kilomètres, de Paris à Neuilly-Saint-Front,
en 35 minutes, soit à peu près 40 lieues à l'heure.
Par temps calme une ascension aérostatique offre un charme
incomparable ; mollement entraîné par la brise
on assiste du haut des airs aux plus beaux spectacles qu'il soit
donné à l'homme d'admirer.
Rien
n'est plus imposant que le tableau des nuages, contemplé du
haut des airs dans la nacelle aérienne. Quelle impression
délicieuse que de se sentir mollement soulevé de
terre, suspendu au-dessous de la sphère de gaz qui s'élève
avec lenteur et non sans majesté, comme ces brumes du
matin que paraissent aspirer les rayons du soleil. Quel
charme dans le tableau de l'horizon qui s'élargit,
des bruits humains qui se dissipent, de la terre qui s'éloigne
et qui ne se laisse plus entrevoir que comme les bas-fonds du
vaste océan aérien ! On monte au milieu de ces
nuages diaphanes, qui vous enveloppent d'un brouillard opalin
jusqu'au moment où l'on s'échappe de leur
surface supérieure, pour voir apparaître le ciel
où règnent les feux d'un soleil ardent. On con
temple alors un plateau circulaire de nuages arrondis qui, dans
ces régions élevées, prennent un aspect
tout nouveau. Ils acquièrent du relief, de la consistance;
on dirait des mamelons solides, des glaciers fantastiques, où le
soleil dessine par des ombres vigoureuses des vallées
d'argent, comme dans les pays enchanteurs des Mille et une Nuits.
Le ballon, entraîné par les courants aériens,
parait immobile dans ce monde du calme, du silence et de la contemplation.
Je plaindrais celui dont l'âme ne serait pas embrasée
au foyer de cette sublime poésie des spectacles
naturels.
Tantôt les nuages forment une nappe immense, un écran
opaque qui cache entièrement la vue de la terre, tantôt
ils se suivent isolés, comme des géants aux formes
capricieuses. Alors on aperçoit le sol à travers
les intervalles qui les séparent : les villes, les campagnes
et les bois se succèdent,réduits à des dimensions
lilliputiennes... Veut-on s'élever plus haut dans les
régions de l'air, une poignée de sable suffit pour
augmenter de quelques centaines de mètres la distance
qui nous sépare des humains. Veut-on descendre, quelques
mètres cubes de gaz, perdus par
la soupape, vous ramènent vers la surface terrestre.
Quand on passe près des blancs cumulus, leur masse opaque
forme écran, et l'ombre du ballon s'y projette; elle s'entoure
parfois de cercles irisés aux sept couleurs de l'arc-en-ciel,
et produit alors un spectacle saisissant. On dirait un second
ballon qui vous suit; rien n'est plus curieux que de voir
sur les nuages son image se mouvoir comme dans les ombres chinoises.
Ces auréoles lumineuses entourent parfois l'ombre tout
entière du ballon; quelquefois elles n'en ceignent qu'une
partie (v. p. 5), quelquefois enfin, comme nous l'avons observé,
trois arcs-en-ciel concentriques enferment l'image du ballon
dans un triple cadre circulaire aux couleurs pures et légères.
Les
nuages où le ballon peut se plonger
sont de nature très diverses ; quelquefois ils sont si
obscurs et si denses que l'aérostat disparaît entièrement
comme dans un bain de vapeur; il m'est arrivé, même
en août 1868, de perdre de vue mes compagnons aériens.
Parfois les nuages, au contraire, sont opalins et presque lumineux.
Le 16 février 1873, nous avons eu la bonne fortune de
rencontrer, mon frère et moi, un nuage à glace
semblable à celui que M. Barral avait traversé jadis,
et au sujet duquel on avait, bien à tort, émis
quelques doutes. Le ballon planait à 1800 mètres
sous un ciel ardent, le thermomètre marquait 18 degrés
centésimaux. En revenant vers la terre, nous arrivons
dans un nuage où nous sommes saisis par un froid violent,
comme à l'entrée d'une cave en été.
Le thermomètre, en effet, descend subitement à 4
degrés au-dessous de zéro. Quelle n'est pas notre
surprise en voyant des paillettes de glace qui voltigent autour
de nous comme des fines lamelles de mica! Nos cordages, nos vêtements,
nos barbes se hérissent immédiatement de végétations
glacées. Un fil de cuivre que nous avions laissé pendre
de la nacelle, devient blanc sous une couche de givre, et donne
des étincelles quand nous y approchons le doigt.
Malheureusement la traversée de ce nuage se fait avec
une rapidité effroyable, le ballon se refroidit brusquement,
se charge de givre qui l'alourdit; malgré le lest jeté,
il se précipite à terre avec une violence effroyable
et nous fait subir un choc si brusque, si inattendu, qu'un de
nos compagnons lache prise et est lancé dans un champ,
où il atterrit, bien malgré lui. Grâce au
ciel, cette mésaventure n'eut pas de suite dramatique.
Fig. 7.— Caricature sur Deghen, relativement à l'expérience
du 5 octobre 1812.
(D'après une estampe en couleurs
de la collection Tissandier )
Si
l'étude des nuages offre un grand
intérêt,
celle des courants
aériens n'est pas sans présenter souvent
une grande utilité, puisqu'elle permet parfois d'obtenir
la direction naturelle des aérostats. L'utilisation
des courants aériens superposés a été mise
en évidence avec netteté lors du voyage que Duruof
et moi nous avons exécuté le 16 août 1868
au-dessus de la mer du Nord, dans le voisinage de Calais. A
partir de la surface du sol jusqu'à 600 mètres
de hauteur, l'air se dirigeait du N.-E. au S.-W. Au-dessus
de 600 mètres, régnait un courant aérien
dont la direction était inverse, du S.-W. au N.-E.
Une couche de nuages séparait les deux courants. Il
nous a été possible de nous aventurer à deux
reprises à 27 kilomètres du rivage, pour revenir
en sens inverse sur terre, après deux voyages
successifs au-dessus de l'Océan.