Cuvier (George-Léopold-Chrétien-Frédéric-Dagobert, baron), l’un des quarante de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, professeur d’histoire naturelle au Muséum de Paris, conseiller d’État, membre du conseil royal de l’instruction publique, pair de France, naquit le 25 août 1769, de parents protestants, à Montbéliard, ville placée alors sous la domination des ducs de Wurtemberg, mais néanmoins toute française, et où l’on ne parlait que français. Sa mère le destinait à l’état de ministre, quand un acte d’injustice vint le priver d’une cure qui lui était due, et le fit renoncer à la profession évangélique. Il entra alors à l’école militaire de Stuttgard. Là il fit de rapides progrès dans le dessin, la littérature, le droit et les sciences naturelles. Celles-ci étaient surtout l’objet de sa prédilection ; il s’adonna d’abord avec passion à la botanique, et parvint en peu de temps à se composer un herbier pour lequel il s’était fait une classification qui n’était ni celle de Tournefort ni celle de Linné. Vers la même époque, il peignit aussi un grand nombre d’insectes. Quatre ans plus tard, des circonstances en apparence malencontreuses le forcèrent de renoncer à la carrière militaire, et il entra avec de modiques appointements chez un riche seigneur de Normandie, qui lui confia l’éducation de ses enfants. C’est à son séjour de huit ans sur les côtes de la Manche que se rattache l’histoire de son développement scientifique.
« Les êtres à portée desquels il se trouvait, dit M. J. Reynaud, dans le bel article qu’il a consacré à Cuvier, dans l'Encyclopédie nouvelle, ces êtres qui, par leur nouveauté, devaient naturellement le plus exciter son attention, étaient précisément ces curieux habitants de la mer, rassemblés avec tant de confusion par Linné dans sa classe des vers. L’Océan.... s’offrit à lui comme une vaste et singulière collection d’histoire naturelle, négligée jusqu’alors par ceux qui en auraient dû prendre souci, et tout en désordre. Sa première pensée fut de songer à la classer. C’est de sa retraite de Normandie, en 1792, qu’il adressa à la Société d’histoire naturelle de Paris le Mémoire sur l’anatomie de la Patelle. A ses observations sur les mollusques, s’en joignirent d’autres sur les poissons, sur les crustacés et les insectes. Dès cette époque, il s’occupait, dans sa correspondance avec ses amis, de rectifier Linné et Fabricius. Aidé par un talent remarquable dans l’art du dessin, il copiait avec la plus délicate fidélité, et en les analysant soigneusement, toutes les espèces qu’il avait le bonheur de rencontrer, dans ses promenades sur la grève, ou entre les mains des pêcheurs. Il paraît que les falaises de Normandie avaient commencé, de leur côté, à attirer sa pensée vers la géologie : de sorte que l’on peut rapporter à cet heureux séjour de Normandie le principe de tout ce que cet illustre naturaliste a fait de plus grand pour le perfectionnement des sciences. »
C’est en grande partie à M. Geoffroy-Saint-Hilaire qu’est dû l’honneur d’avoir produit Cuvier dans le monde. Ce vénérable savant ayant eu connaissance des travaux manuscrits du jeune précepteur, n’eut pas de repos qu’il ne l’eût fait venir à Paris. « Venez, lui écrivait-il, venez jouer parmi nous le rôle d’un nouveau Linné. » Une grande intimité s’établit bientôt entre eux ; ils travaillèrent ensemble, et bientôt ils publièrent en commun plusieurs mémoires qui reçurent du public l’accueil qu’ils méritaient. Peu de temps après, Cuvier fut nommé professeur aux écoles centrales, et le talent qu’il y déploya attira bientôt une affluence considérable à son cours. Le Tableau élémentaire de l'Histoire naturelle des animaux, qu’il fît paraître en l’an III, fut le premier ouvrage dans lequel il exposa les principes de la révolution qu’il allait opérer dans les sciences naturelles. Ce livre motiva son admission dans la première classe de l’Institut. En peu d’années, tous les honneurs scientifiques vinrent le trouver ; chargé de suppléer Mertrude dans sa chaire d’anatomie comparée, au Muséum, il lui dédia quelque temps après ses leçons, recueillies par MM. Duméril et Duvernoy. Jamais traité n’avait été si riche en faits jusqu’alors ignorés, ni si méthodique ; jamais tant de prémisses matérielles n’avaient été rassemblées pour préparer de si importantes conséquences. En l’an VIII, Cuvier succéda au célèbre Daubenton, comme professeur au collège de France.
« La plus heureuse et la plus brillante application que Cuvier avait faite de l’anatomie comparée, dit l’écrivain déjà cité, est la détermination des races éteintes d’après leurs ossements fossiles.../... Les principes sur lesquels il s’est appuyé n’ont rien que de fort simple. Il y a, entre toutes les parties qui concourent à une même organisation, une telle harmonie, que si une de ces parties change, toutes les autres doivent changer aussi suivant certaines lois. On pourrait, par conséquent, si l’on était assez versé dans la connaissance de l’économie zoologique, conclure l’animal tout entier de l’observation d’une seule de ses parties. Mais à la théorie qui fait défaut, il est permis de substituer ici, jusqu’à un certain point, l’empirisme. Puisque deux animaux différents sont nécessairement différents dans toutes leurs parties, il est clair qu’avec de l’habitude, on doit pouvoir reconnaître un animal à l’une quelconque de ses parties, comme par exemple à l’un de ses os, car cette forme n’appartient qu’à cet animal et le caractérise.../... On peut aussi, toujours en s’aidant de l’expérience, essayer d’aller plus loin, et déterminer dans la charpente osseuse des animaux certaines formes caractéristiques, non plus de l’espèce, mais du genre, de l’ordre, de la classe C’est par l’application de cette méthode à tous les ossements fossiles qu’il a pu se procurer, et principalement à ceux que l’on rencontre dans les terrains gypseux des environs de Paris, que M. Cuvier est parvenu à évoquer de leur sépulture, et pour ainsi dire à ressusciter devant nous les animaux qui se sont agités à la surface de la terre dans les anciens âges. L’ouvrage intitulé Recherches sur les ossements fossiles, contient l'ensemble des travaux de M. Cuvier sur cette matière. En rapprochant tour à tour de l’ostéologie des espèces vivantes l’ostéologie des espèces éteintes, soumises à son observation, l’auteur, dans cet ouvrage célèbre, parvient à déterminer et à classer les restes d’environ quatre-vingt-dix espèces d’animaux, totalement effacées aujourd’hui des cadres de la nature.../... et l’on peut regarder comme acquise définitivement à l'esprit humain cette loi générale du simple au composé, suivie par le règne animal, comme un embryon, dans le cours de son développement à travers les siècles. Chose incroyable! M. Cuvier, qui, le premier, par la comparaison de l’organisation des fossiles avec l’âge des terrains dans lesquels ils sont enfermés, avait mis la science sur la voie de cette découverte, n’a jamais osé en proclamer toute la magnificence. Il n’a pas craint de remonter au principe de la destruction des espèces perdues, mais il a reculé devant le problème de l’apparition des espèces nouvelles. Se renfermant scrupuleusement dans le fait observé, et refusant de l’étendre, par la pensée, au delà de l’observation matérielle, il a reconnu la loi suivant laquelle les espèces ont fait leur apparition dans les régions que nous habitons aujourd’hui, sans vouloir cependant en conclure que cette loi fût en même temps celle de leur apparition sur la terre. Les animaux auraient simplement changé de résidence, suivant les révolutions qui les chassaient d’un lieu dans un autre, en faisant quelquefois disparaître sous les eaux quelques-unes de leurs races... Quant à ces contrées où l’homme et les animaux que nous voyons aujourd’hui sur la terre auraient (suivant lui) fait leur séjour, alors que les paléothériums ou les mastodontes occupaient les contrées où nous sommes maintenant établis, M. Cuvier s’en débarrasse en les engloutissant dans les profondeurs inexplorées de la mer, après avoir osé affirmer que l’existence de ces fabuleuses contrées est une chose démontrée par la zoologie. Or rien n’est moins et ne peut jusqu’ici être moins constaté, en géologie, que la submersion d’un pays qui aurait été primitivement habité par l’homme et les animaux qui l’accompagnent.../... J’avoue qu’au lieu d’imaginer que des lumières si belles aient pu échapper aux regards de M. Cuvier, qui, le premier, les avait mises à découvert, je cède plus volontiers à la persuasion que M. Cuvier, par des scrupules qu’il est aisé de s’expliquer, et pour ne point aider à une révolution dans les croyances religieuses, au lieu de faire éclater toute sa pensée, a mieux aimé la laisser reposer sous un voile. Sa vie me semble une preuve que l’on ne se trompe point en estimant plus haut son intelligence que son caractère, et en mettant chez lui le culte de la politique au-dessus du culte de la science : d’ailleurs, je ne crois pas que ce fameux discours sur les révolutions du globe, dans lequel, aux yeux du vulgaire, M. Cuvier paraît tout entier, doive être considéré comme une production sérieuse de ce grand naturaliste. Les questions les plus graves y sont tranchées, toujours conformément aux idées établies, avec une légèreté d’à priori que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans les habitudes de cet esprit circonspect et sévère..../... Grand observateur, faible généralisateur, tel a été M. Cuvier ; il n’a jamais touché que la superficie de la nature ; et bien que son intelligence en ait pu mesurer la grandeur, son âme n’en a jamais connu la majesté. »
Une passion déplorable, l’ambition, a privé de bonne heure la science de tout ce qu’elle était encore en droit d’attendre de la vaste intelligence et de l’immense savoir de Cuvier. Si, au lieu de mourir à soixante-trois ans, en 1832, il était mort en 1810, sa gloire aurait eu peu à souffrir de ce retrait de vingt-deux années qu’il consacra presque exclusivement à la politique.
Napoléon, voulant fonder l’université impériale, le nomma commissaire pour l’établissement des lycées, inspecteur général des études, conseiller titulaire de l’université. Non content de ses fonctions, qui rentraient encore dans les attributions du savant, il sollicita et obtint la place de maître des requêtes au conseil d’État. Quelques mois avant la chute du gouvernement impérial, il fut envoyé à Mayence en qualité de commissaire extraordinaire ; et à la rentrée des Bourbons, il se montra assez détaché de son ancien maître pour qu’un nouveau dévouement le fit élever au poste de conseiller d’État ; attaché d’abord au comité de législation, puis à celui de l’intérieur, il resta fidèle pendant les cent jours, et fut, à la seconde restauration, nommé chancelier du conseil royal de l’instruction publique, dont il résigna les fonctions en 1823. Depuis ce temps, il fut souvent chargé de soutenir, en qualité de commissaire du roi, des projets de lois qu’il n’approuvait pas en secret, et dont l’impopularité devait attirer sur les ministres l’animadversion publique. La médiocrité de ses discours était alors singulièrement en rapport avec ce qu’il y avait d’étrange dans une pareille conduite. Du reste, il ne dissimulait nullement son amour immodéré pour les places et les honneurs. « S’il est, a-t-il dit, dans son éloge de l’agronome Gilbert, des savants assez philosophes pour refuser les dignités et les richesses, d’autres qui ne le sont pas moins, ont cru que ces choses ne valaient pas même la peine d’être refusées. » Ceci, ajoute fort bien un biographe, révèle pourquoi M. Cuvier fut baron, pourquoi il eut des cordons, des pensions, et le titre de conseiller d’État : mais ceci ne révèle pas pourquoi, sous sa présidence universitaire, l’un des plus grands botanistes de notre époque, M. de Candolle, fut révoqué de sa place de professeur de botanique à l’école de Montpellier.
« Sans juger nous-mêmes M. Cuvier comme homme politique, dit M. J. Reynaud, nous le laisserons juger par ceux qu’il a servis, et sur un seul trait : lors des dernières tentatives faites par la dynastie des Bourbons pour étouffer sous la censure l’essor de la France, M. Cuvier fut nommé censeur : M. Cuvier refusa ; mais sa condamnation n’était-elle pas prononcée ? Il venait d’être jugé par ceux-là même qui, le tenant depuis si longtemps à leur service, avaient estimé qu’un tel ministère devait lui convenir. Que dira la postérité, en apercevant dans le recueil de nos actes publics, sur un si grand nom, une si grande honte ! »
Tous les travaux de Cuvier appartiennent à trois chefs principaux : la classification, l’anatomie comparée, et la paléontologie ; quelque limitée que paraisse cette part, relativement à l’étendue immense de la géologie, Cuvier y a été admirable par la netteté de ses aperçus, par l’habileté avec laquelle il a su s’y concentrer, et par l’éclat des progrès qu’il y a fait faire à la science. Ses principaux ouvrages sont : Tableau élémentaire de l’histoire des animaux, an VI, in-8 ; Extrait d’un ouvrage sur les espèces de quadrupèdes dont on a trouvé les ossements dans l'intérieur de la terre, 1799, in-8° ; Leçons d’anatomie comparée, recueillies et publiées sous ses yeux, par MM. Duméril et Duvernoy, 1800-1805, 5 vol. in-8 : cet ouvrage a été traduit dans toutes les langues de l’Europe ; Recherches anatomiques sur les reptiles regardés encore comme douteux, 1807, in-4°, avec planches. Avec Brongniart, Essai sur la Géographie minéralogique des environs de Paris, avec des cartes géognostiques et des coupes de terrain, 1811, in-4° ; Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes, où l'on rétablit les caractères de plusieurs espèces d’animaux, que les révolutions du globe paraissent avoir détruites, 1812, 4 vol. in-4°, fig. ; depuis, plusieurs fois réimprimé ; Mémoires pour servir à l’histoire et à l'anatomie des mollusques, Paris, 1817, in-4° ; Le règne animal distribué d'après son organisation, 1817, 4 vol. in-8°, réimprimé de 1819 à 1827, en 3 vol. in-8° ; Recueil des Éloges historiques lus dans les séances publiques de l’Institut, 1819, Paris, 2 vol. in-8° ; Histoire des progrès des sciences naturelles, depuis 1789 jusqu’à ce jour, 1826, in-8° ; Histoire naturelle des poissons, in-8°, Paris et Strasbourg, t. I à VIII, 1828 à 1831.
publié dans 'L'Univers - France - Dictionnaire encyclopédique',
édition 1860 par Philippe Le Bas
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